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Literatura e Autoritarismo
Experiência e Esclarecimento
Capa | Editorial | Sumário | Apresentação        ISSN 1679-849X Revista nº 17 

L’IMAGE DE LA FEMME DANS LE ROMAN LA FEMME ET LE PANTIN DE PIERRE LOUŸS ET DANS LE FILM CET OBSCUR OBJET DU DESIR DE LUIS BUÑUEL: UNE ETUDE COMPAREE

Luisa F. Assunção1
Résumé: L’intérêt majeur de cette étude se veut d’être l’analyse comparative du roman de Pierre Louÿs La femme et le pantin (1898) et l’adaptation cinématographique de Luis Buñuel Cet obscur objet du désir (1977). Notre intention est de voir si l’œuvre cinématographique préserve l'intentionnalité et l'esprit du texte de départ et également d’examiner les modalités par lesquelles cela prend forme, en approfondissant la thématique de la femme fatale comme pilier principal.
Mots-clés: littérature, cinéma, représentation, femme fatale.
Resumo: O objetivo desse estudo é a análise comparativa do romance de Pierre Louÿs La femme et le pantin (1898) e a adaptação cinematografica de Luis Buñuel Cet obscur objet du désir (1977). Tem-se a intensão de constatar se a obra cinematografica preserva a intencionalidade e o espírito do texto inicial e de examinar as modalidades a partir das quais esse processo ocorre, aprofondindo a tematica da femme fatale como base principal.
Palavras-chave: literatura, cinema, representação, femme fatale.
Abstract: The aim of this study is the comparative analysis between the novel by Pierre Louÿs, La femme et le pantin (1898) and its cinematic adaptation Cet obscur objet du désir (1977), by Luis Buñuel. It has the intention of verifying if the cinematographic work preserves the intent and spirit of the original text and to examine the methods from which this process occurs, intensifying the theme of the femme fatale as primary basis.
Keywords: literature, cinema, representation, femme fatale.

Personnalité énigmatique, Pierre-Felix Louis (alias Pierre Louÿs) a vécu dans un monde plein de symbolisme entouré de ses courtisanes et de ses nymphes. Il a été un écrivain aux tendances subversives, ces tendances ont étés traduites dans ses œuvres, reflet d’un univers thématique qui a provoqué l’imaginaire de son temps et celui des mouvements d’avant-garde du XXe siècle.
S’il est vu en érotomane dans sa poésie plus intime, l’écrivain a cherché avant tout, dans ses œuvres publiées de son vivant, à exprimer d’une manière originale la figure de la femme. Avec les poèmes lesbiens Les Chansons de Bilitis, œuvre publiée en 1895 suivi du roman des courtisanes grecques et alexandrines Aphrodite, publié un an après, l’écrivain est révélé au public et devient reconnu dans le cercle des lettres.
Le roman La Femme et le Pantin2, publié en 1898, commence un mardi de Carnaval, quand le jeune André Stévanol s’intéresse à une belle jeune Andalouse mariée et demande des conseils a don Mateo Diaz, un homme dans la cinquantaine qui lui apprend que cette jeune-femme, appelée Concha Perez, est la même femme qui l’a fait souffrir, et humilié pendant des années. Ainsi, La femme et le pantin est l’histoire de l’esclavage amoureux de don Mateo.
"Roman qui découpe si nettement un fruit de passion savoureux" (DELON, 1990, p.6), déclare Mallarmé dans une de ses lettres à Pierre Louÿs après avoir lu le roman. Le ‘roman espagnol’ s’inscrit dans les théories du désir de fin de siècle et illustre fortement la puissance de destruction de l’homme par la femme, en contribuant à l’archétype puissant de la femme fatale.
Le sujet de la femme "magnifiée et inquiétante, parée de toutes les beautés et de tous les maléfices" (DELON, 1990, p.16), semble plaire au cinéaste espagnol Louis Buñuel qui adapte le roman aux écrans de cinéma. On peut même dire que la réputation du roman a été, en quelque sorte, grandie par le film de Buñuel qui est une des productions les plus célèbres parmi sa vaste filmographie.
C’est en 1957 que Buñuel envisage de tourner l’adaptation de La femme et le pantin. L’œuvre a fait partie des lectures de jeunesse du cinéaste. D’après Buñuel, le titre du film Cet obscur objet du désir nait à partir de l’expression de Pierre Louÿs "pâle objet du désir3" énoncée dans le roman.
Entre Paris et Madrid, Lausanne et Séville, dans une Europe où règne le terrorisme, le film de Buñuel se construit sur le "récit"4 de Mathieu qui raconte à ses compagnons de voyage la passion amoureuse vertigineuse qu’il a connue avec la belle Conchita, une demoiselle qui n’a cessé de se promettre à lui et de se dérober, le rendant de plus en plus fou de désir frustré. Buñuel reprend dans ce dernier film de sa carrière, une grande partie des éléments qui ont marqué d’une certaine façon ses inquiétudes et ses obsessions au fil de sa vie. Ces éléments sont le désir, l’érotisme, la sexualité, le péché, la religion, la famille, la hiérarchisation sociale, etc.
Son cinéma est aussi placé sous le double signe de la poésie surréaliste et de Freud. Il obéit à la logique du rêve et ses récits accueillent les images qui surgissent et enchaînent au rythme de l’inconscient. Sa liberté de ton et son indépendance radicale vis-à-vis de toutes règles esthétiques, religieuses, et sociales, passent pour des provocations, et elles sorties de nombre de ses films furent d’ailleurs synonymes de scandale, quand elles n’étaient pas tout simplement empêchées par la censure (TESSON, 1995, p.89).
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Pierre Louÿs a aimé passionnément les femmes, aucun de ses lecteurs ne l’ignore. Lorsque le jeune écrivain rend à ses éditeurs parisiens le manuscrit d’Aphrodite il affirme avoir "la femme comme sujet préféré, puis unique" (MALAIS, 2006-2007, p. 69). Dès l’âge de huit ans, le futur poète et écrivain annonce ses goûts "le papier blanc, les vieux livres et les dames brunes" (GOUJON, 1988, p. 10). Le sujet de la séduction féminine est le pivot de toutes les œuvres romanesques de Louÿs : Les chansons de Billitis, celle de Billitis par Mnasidika; Aphrodite, celle de Démétrios par Chrysis; Les aventures du roi Pausole, celle de la princesse Aline par la danseuse Mirabelle; Psyché, celle d’Aimery par Psyché; et citons en dernier l’œuvre qui nous intéresse, La femme et le pantin où Don Mateo est séduit par Concha.
Louÿs dédie son roman à son ami André Lebey. "Écrit pour lui seul", ajoute l’écrivain au début de l’ouvrage. La dédicace semble être bien justifiée lorsque l’on apprend que Pierre Louÿs a pu ressentir la dépression de son camarade causée par une liaison amoureuse de soumission à une femme. Lebey déclare que Louÿs désirait le mettre en garde : "Il décida d’écrire un roman afin de me mettre en garde contre une tendresse qu’il savait à la fois trop constante et excessive. Il faut que tu apprennes, me disait-il, à pouvoir, malgré tout, ne plus aimer" (DELON, 1990, p. 15).
L’écrivain admirait hautement les aquarelles de Félicien Rops, artiste connu pour ses dessins de femmes-vampires, de femmes-sphinges et de femmes-goules. Ces gravures semblent avoir inspiré Louÿs, une en particulier, intitulée La dame au Pantin, "une femme dans toute l’ampleur d’une toilette de soirée, son éventail d’une main, tient dans l’autre un pauvre pantin, jouet désarticulé ou tire-lire peut-être, dont elle fait tomber les écus" (GOUJON, 1988, p.10).
Pierre Louÿs s’est également inspiré du tableau El Pelele ou Le Pantin de Goya que l’édition originale de son livre reproduisait en frontispice.
La Femme et le Pantin appartient au sous-genre de la españolada (SERRANO, 1999) Le roman semble continuer une tradition déjà habituelle des écrivains du début du XIXe siècle comme Prosper Mérimée ou Théophile Gaultier et d’autres qui avaient déjà popularisé l’Espagne. Les couleurs du pays, l’architecture, la musique, la danse, les bohémiennes, las cigarreras et encore d’autres stéréotypes de l’univers hispanique figurent dans l’ouvrage.
Louÿs choisit Séville qui est aussi la patrie de Don Juan et du Barbier de Beaumarchais. La tradition du voyage est présente dans La femme et le pantin comme dans Carmen, où le narrateur recueille le récit de Don José au cours d’un voyage. La Carmen de Mérimée et celle de l’opéra de Bizet fournissent essentiellement toute une atmosphère au roman de Pierre Louÿs: "la prose de Mérimée y ajoutant le modèle d’une langue concise et distanciée, la musique de Bizet insistant sur le rythme et la danse" (DELON, 1990, p. 13).
Le récit de La Femme et le Pantin s’inscrit également dans la filiation de Charpillon de Casanova ou de Manon Lescaut de Prévost, soit sur la tradition de l’échec de la relation amoureuse et l’inégalité des conditions, soit sur le caractère de l’héroïne femme double/incompréhensible.
Ainsi comme dans le roman Louÿsien, "Abbé Prévost fait parler des hommes, pris entre leurs désirs et leurs craintes ; la femme fatale n’est sans doute que la projection mythique de leurs propres contradictions" (DELON, 1990, p.17). On trouve dans ces récits toujours la voix de l’homme qui raconte sa domination et sa souffrance provoquée surtout par le fait que la femme soit incompréhensible, voire obscure. L’Abbé Prévost avait déjà annoncé que l’homme de qualité faisait "mille réflexions sur le caractère incompréhensible des femmes", et Casanova se plaint de la Charpillon, "fille incompréhensible et invraisemblable" (DELON, 1990, p.17).
Ces héroïnes souvent sont étrangères, et l’on a pu, non sans raison, souligner que l’érotisme est ainsi lié à l’exotisme qui accroît la part du rêve par le transport dans un lieu que l’éloignement déréalise (JARRETY, 2001, p.9).
En ce qui concerne le film étudié, on peut remarquer que le titre est suggestif et lyrique. Dès le début de Cet obscur objet du désir, Buñuel informe son spectateur que son œuvre a été inspirée du roman La femme et le pantin. Il faut bien savoir que parmi les trente-deux films qu’il a réalisés, dix-huit sont basés sur des œuvres littéraires, la plupart sur des romans (MONEGAL, 1993, p.20).
Pierre Louÿs et Luis Buñuel ont beaucoup en commun. Les travaux de ces deux artistes abordent leurs hantises secrètes. Il y a une unité profonde qui les lie, la femme vue comme un être incompréhensible et l’amour frustré sont des sujets qui ont provoqué et nourri la plupart de leurs productions.
Le réalisateur espagnol affirme que son film raconte "l’histoire de la possession impossible d’un corps de femme" (BUÑUEL, 1986, p. 308). Cet obscur objet du désir présente les caractéristiques d’une œuvre ultime. Il s’agit d’un film de reprises, car nous y percevons une condensation de ses plus fortes tendances thématiques.
Ainsi comme pour Freud et Lacan, Buñuel voit l’objet de désir comme quelque chose d’inaccessible. La femme, ici l’objet de désir par excellence, est la cause de tout le désir car elle est l’être impossible à posséder. En effet, l’impossibilité de satisfaire le désir est un sujet constant dans la cinématographie buñuelienne. "Je suis un homme aux idées fixes. Peut-être que je ne m’intéresse qu’à un type de personnage, à quelques situations" (TURRENT, COLINA, 1993, p. 230), déclare Buñuel. Le cinéaste montre toujours que seule l’insatisfaction soutient et augmente le désir.
Dans ce dernier film ce n’est pas différent, Buñuel remet en jeu encore une fois la femme qui se refuse à l’homme dans une dynamique vertigineuse du désir. Les héroïnes emblématiques de Buñuel provoquent le trouble et l’étrangeté, en même temps qu’elles suscitent chez leurs amants le désir fou, elles les empêchent de les posséder. La Concha de Pierre Louÿs est probablement la première inspiration pour la création de la Conchita de Buñuel. Cette étrangeté est encore plus accentuée par le fait que l’héroïne du film soit interprétée par deux actrices, Carole Bouquet et Angela Molina.
Dans L’âge d’or de 1930, deuxième film de Buñuel on a déjà l’homme qui suit la femme mais jamais ne l’attrape, il n’arrive jamais à posséder son corps, la perte de la virginité ne se fait jamais, ainsi comme dans Cet obscur objet du désir. Citons encore Tristana et Belle de Jour, films où le rêve et la réalité se mêlent, faisant que les héroïnes (Tristana et Séverine) échappent à la compréhension du spectateur. Nous remarquons également que dans Cet Obscur objet du désir le cinéaste remet en jeu la structure classique du couple homme mûr-jeune femme de Viridiana et de Tristana, où le personnage masculin était déjà interprété par le même Fernando Rey. C'est le point de vue des poètes surréalistes, avec qui Buñuel a travaillé à Paris dans les années 1920. Ils ont appelé cette passion "l'amour fou". Ils la concevaient comme une force puissante qui pourrait pousser les hommes à violer les conventions sociales et même les codes moraux. Pour eux, l’amour était une force potentiellement subversive. Le cas d'un homme plus âgé amoureux d'une femme plus jeune illustre dramatiquement la capacité de l'amour fou à égaliser les différences de classe et à affaiblir l'autorité paternaliste. L’homme dominé par sa passion, peut même être amené à exécuter des actions antisociales. Mathieu représente un bourgeois réprimé qui essaye de résister à une subversion, il finit par être vaincu par ses désirs.
Dans ce dernier film, on voit également les rapports entre amour et argent et les questions concernant l’inégalité des conditions, des thèmes souvent abordés par Buñuel.
Ce film prolonge et complète l’analyse, amorcée dans Tristana, des interférences entre amour et argent, entre la guerre des sexes, et la lutte des classes. Il ajoute une harmonique nouvelle, celle de la violence et du terrorisme, mise plus ou moins directement en rapport avec le complexe de frustration (sexuelle ou autre) caractéristique du monde occidental actuel. Même Mathieu, personnage policé s’il en est, est amené à frapper la femme qu’il désire – ce que n’aurait jamais fait ni un Modot dans L’âge d’Or ni un Don Lope dans Tristana, Cet Obscur Objet du Désir n’est donc nullement une reprise pure et simple des motifs déjà traités dans des œuvres antérieures (DROUZY, 1978, p. 262).
L’adaptation de Luis Buñuel peut être considérée comme une adaptation libre car elle se caractérise par un degré moindre de fidélité au roman mais en même temps elle ne modifie pas fondamentalement son sens et sa portée. Buñuel (1986, p. 308) décrit son adaptation comme "assez fidèle au livre", cependant il rajoute que "le film présente cependant un certain nombre d’interpolations qui en changent complètement le ton". Selon Baby (1980, p.12), "en effet, l’auteur s’inspire plus ou moins directement de l’œuvre d’origine, la plupart du temps d’ailleurs, surtout au niveau de l’armature. L’adaptation entraîne donc généralement un travail important de création de la part de son auteur". Jean-Claude Carrière parle d’une "adaptation avouée". Il explique : "Si nous avons voulu l’adapter, c’est que des choses dans le roman nous intéressaient. Il n’y a pas de règles. Certaines adaptations reprennent plus ou moins fidèlement les dialogues du livre" (CARRIERE apud TURRENT, COLINA,1993, p. 144). Buñuel développe : "quand je filme un roman, je me sens plus libre si ce n’est pas un chef d’œuvre, car ainsi je ne suis pas inhibé pour transformer et mettre tout ce que je veux" (BUÑUEL apud TURRENT, COLINA, 1993, p.144). Certes, nous percevons l’omniprésence du texte littéraire dans le film adapté. L’esprit louÿsien n’est pas effacé par Buñuel, cependant le film s’éloigne librement du roman par des transformations, des ajouts et des suppressions forts significatives.
La base de l’argument des deux œuvres c’est indiscutablement l’impossibilité que le protagoniste a à posséder la femme aimée, l’objet du désir. Selon Lacan "L’objet du désir, c’est la cause du désir, et cet objet cause du désir, c’st l’objet de la pulsion – c’est-à-dire l’objet autour de quoi tourne la pulsion […] Le désir en fait le tour en tant qu’il est agi par la pulsion. […] Mais chaque fois que vous avez affaire à un objet de bien, nous les désignons come objet d’amour" (LACAN, 1973, p. 220). Nous pouvons évoquer que cette femme s’inscrit dans la théorie psychanalytique du désir de Lacan où la femme serait l’objet a, " [l’]objet privilégié […] dont la pulsion fait le tour" (LACAN, 1973, p. 232). Cette femme est l’objet obscur, énigmatique. Une hantise constante chez les deux artistes qui voient la femme comme un être paré de beauté et de mystère.
Connu comme un ‘érotomane sentimental’, Louÿs embrasse le plus large champ des fantasmes avec ses œuvres qui transgressent la limite entre la passion et la polémique. Dans les Chansons de Bilitis il idéalise les amours lesbiennes, et dans de La femme et le pantin il aborde le masochisme et le voyeurisme. Dans une de ses longues notes intitulée Dans l’historique de PSYCHÉ, l’écrivain a écrit: " […] j’avais 27 ans, j’avais fait 3 séjours en Algérie, 2 à Séville et un en Égypte, - j’avais écrit Billitis, Aphrodite et Concha Perez (etc.). Je croyais vraiment tout savoir sur l’inaccessibilité du désir par son objet" (GOUJON, 1988, p. 218). Un tel sentiment entraîne tout naturellement un manque de confiance en l’autre : la femme devient l’inconnue, dont Louÿs entend bien se garder. Lorsque l’on a demandé à Louÿs de citer un animal dans un jeu de société il a répondu : la femme. Misogynie? Jean-Paul Goujon défend que le doute provoqué par la femme inconnue est chez l’écrivain "le tyran morose du désir " (GOUJON apud BENOÎT; REAL, 1998, p. 138). Pour Louÿs la femme est un obstacle, et pour cela elle attire le désir.
Avec le recueil de poèmes intitulé "La Femme", Pierre Louÿs inaugure une production d’une variété et d’une ampleur extraordinaires. Rédigés entre 1889 et 1891, les poèmes parcourent toutes les parties du corps de la femme : des seins à la joue, des pieds aux cheveux. Toujours érotique sans être vulgaire, l’écrivain dévoile toutes ses fantaisies sur la figure féminine.
Il est remarquable de noter que malgré le ton érotique employé, les vers de Louÿs font allusion plusieurs fois au corps saint et à la virginité de la femme: "Vierge, c’est le témoin de ta virginité / C’est le rempart du temple intérieur, ô Sainte !" (LOUYS apud GOUJON, 1988 p. 47). L’écrivain a rapporté avoir trouvé sa bien aimé, Marie de Heredia, "miraculeusement vierge" (Idem, ibdem), il conçoit la figure féminine comme un être idéalisé et sacré. Quoi dire de la phrase "et en effet monsieur, elle était vierge" (Idem, ibidem) du roman La femme et le pantin? Ainsi comme Marie, Concha Perez se révèle vierge à son amant. Louÿs utilise encore les mêmes adjectifs pour décrire son héroïne romanesque que ceux qu’il avait déjà employés en se référant à Marie : "primesautière, incompréhensible" (LOUYS apud GOUJON, op.cit., p. 206).
En admirateur avoué de la femme, Pierre Louÿs "était surtout homme de son temps, dont la parfaite maîtrise des codes sociaux de la séduction cache parfois mal une angoisse devant tout engagement profond envers une femme" (DELON, 1990, p. 9).
Buñuel était aussi un homme de son temps qui a toujours joui d’une grande liberté artistique qui lui permettait d’aborder librement des sujets sensibles autour de la sexualité de la femme. Il a comme Louÿs, parlé du masochisme et de la virginité.
Buñuel a été très machiste et on le voit dans ses films. C’est très clair. Il y a une espèce d’amour-haine envers la femme. Une chose de type religieux, qui faisait partie des mentalités espagnoles jusqu’à ces dernières générations […] et l’on a toujours idéalisé la femme, cette idéalisation semblable a la Vierge Marie […] et Luis a toujours vu la femme comme cela (BLANCO, 2000, p. 190).
Comme Louÿs, Buñuel voit chez la femme un personnage incompréhensible. Il déclare :
Je ne comprends peut-être pas grand-chose aux femmes. Il est vrai aussi que je me sens mieux en compagnie des hommes qu’en compagnie des femmes […] je prends rarement le point de vue de la femme. Je reconnais que l’univers de mes films a pour thème le désir, et comme je ne suis pas homosexuel, le désir prend naturellement la forme de femme (TURRENT, COLINA, 1993, p.197).
Si les femmes ont échappé à la compréhension et au pouvoir du cinéaste, elles ont nourri toute la filmographie et participé à son existence. Les héroïnes buñueliennes sont toujours des figures troublées, idéalisées et fantasmées. Citons Séverine, Tristana et Conchita trois héroïnes mystérieuses que Buñuel tente de dévoiler. Elles oscillent toutes les trois entre innocence virginale et perversité.
Freddy Buache (1960, p.12) explique que l’œuvre de Buñuel est "frottée de freudisme", la clé de son œuvre serait à chercher dans les traumatismes de sa prime jeunesse. "Un complexe sexuel engendré par son éducation catholique et surmonté au moment de la puberté fit de lui le ‘moraliste révolutionnaire’". La hantise du sexe féminin apparaît comme thème depuis les premières productions du cinéaste. Le film Un chien Andalou est rempli d’images étranges et de difficiles interprétations et décrit déjà les multiples difficultés que rencontre un homme pour rejoindre la femme, objet de son désir. Il ne parvient jamais à la posséder. À la fin du film, on voit la femme partir sur la plage accompagnée par son nouvel amant. "C’est d’ailleurs tout le film qui baigne dans une atmosphère de sexualité manifeste ou latente" (DROUZY, 1978, p.44). Dans le court-métrage, l’image où Buñuel lui-même sectionne avec un rasoir l’œil d’une femme, celle de la lune déflorée de la même façon par un nuage de forme oblongue, le gros-plan d’une touffe de poils axillaires de la femme en se transformant en oursin de mer et ensuite en chevelure de l’androgyne aperçu en plongé, ou encore l’image des seins et des fesses rondes caressées par l’homme sont toutes des images marquées par la thématique de la circonférence. Nous pouvons encore citer la raquette ronde utilisée par la ferme pour se défendre et l’utilisation du procédé technique de l’iris qui s’ouvre ou qui se femme. Buñuel insiste dès le prologue sur ce thème visuel, "il nous donne immédiatement une interprétation du film : il s’agira de toute la puissance du désir masculin" (Idem, p. 45).
Dans la période surréaliste du réalisateur, le film L’âge d’or montre également l’histoire d’un homme qui ne réalise jamais son désir de posséder la femme. Ces premiers films annoncent toute une tendance de l’œuvre du cinéaste qui traduit à l’écran sa perception de la figure féminine : la femme est crainte par l’homme car, derrière sa beauté et son côté énigmatique, elle pousse ce dernier au vice et l’entraîne a sa perdition.
Citons Freud (1970, p. 63) qui déclare que "là où [l'homme] a posé un tabou, c'est qu'il redoute un danger et on ne peut rejeter le fait que toutes ses prescriptions d'évitement trahissent une crainte essentielle à l'égard de la femme" (Idem.). Pierre Louÿs et Luis Buñuel semblent confirmer la pensée freudienne: pour l’homme, la femme est tabou. Elle est tabou car elle est autre que l’homme "[…] incompréhensible, pleine, de secret, étrangère" (Idem, p.63). Face à cette énigme impénétrable du féminin, l’homme devient complètement impotent.
Dans La Femme et le Pantin, Mateo se référant aux caprices de Concha5 déclare à André : "après ce qui c’est passé, je n’avais que trois partis à prendre : la quitter, la forcer, ou la tuer. Je pris le quatrième, qui était de la subir" (LOUYS, 1990, p. 107). La Concha Perez de Louÿs porte tous les traits de femme fatale, car elle tourmente l’homme par sa beauté en même temps qu’elle le détruit avec son jeu diabolique. Mateo déclare au début du roman : " L’histoire est simple, presque banale, sauf un point ; mais elle m’a tué" (p. 70). Un jeu dont la règle est d’accroitre davantage sa domination.
C’est une femme cruelle qu’embrasse ardemment Mateo, qui dort dans ses bras mais qui refuse toujours de livrer son corps et qui le provoque en se donnant à d’autres hommes. Concha fait de Mateo l’esclave de sa passion, son vrai pantin. Louÿs met en scène la capricieuse souveraineté de son héroïne tout au long de son roman :
Instinctivement, j’avais refermé mes bras sur elle et d’une main j’attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse; mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant profondément.
Prime-Sautière, incompréhensible : telle je l’ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m’affola comme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.
Elle se leva.
«Non, dit-elle. Non. Non. Allez-vous-en.»
- Oui, mais avec toi, Viens.
- Que je vous suive? et où cela? chez vous? Mon ami, vous n’y comptez pas (p. 77).
Cela résume le comportement stratégique de Concha qui ne cesse pas de se réserver et de disparaître. Toute la frustration de Mateo naît des promesses non tenues de Concha de lui offrir sa virginité vicieuse et cruelle : "Mateo, je serai votre maîtresse après-demain" (p.89). Concha est même capable de s’habiller d’un caleçon, une espèce de ceinture de chasteté pour résister à son amant et le torturer encore plus. Notons que Concha invoque même la religion comme étant la cause de tous ses refus. La jeune andalouse a un discours de fille chaste pour justifier ses interdits. Juste après avoir embrassé Mateo, Concha baise son scapulaire et ensuite elle se refuse à lui en prenant pour prétexte le péché:
Demain, je dirai à mon confesseur tout ce que j’ai ferai dans vos bras pour qu’il m’en donne l’absolution d’avance : c’est plus sûr.
Le dimanche matin, je communiquerai à la grande messe et quand j’aurai dans mon sein le corps de Notre-seigneur, je lui demanderai d’être heureuse le soir et aimée le reste de ma vie. Ainsi soit-il ! (p.89.)
Cependant, Mateo semble ne pas comprendre le comportement contradictoire de Concha. Celle-ci agit de la façon indigne d’une mozita pleine de vertus :
Je tenais donc chaque nuit dans mes bras le corps nu d’une fille de quinze ans, sans doute élevée chez les Sœurs, mais d’une condition et d’une qualité d’âme qui excluaient tout idée de vertu corporelle – et cette fille, d’ailleurs aussi ardente et aussi passionnée qu’on pouvait le souhaiter, se comportait à mon égard comme si la nature elle-même l’avait empêchée à jamais d’assouvir ses convoitises (p. 99).
Ainsi, Concha joue son jeu d’apparence. C’est dans ce jeu aussi qu’elle parvient à toujours convaincre don Mateo que c’est elle qui vient à lui. Effectivement, c’est bien elle qui va le retrouver après être sortie de la fabrica et c’est elle encore, qui l’appelle de la fenêtre de sa maison après avoir déménagé :
Don Mateo, vous ne m’aviez jamais comprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je me refusais à vous, quand au contraire c’est moi qui vous aime et qui vous veut pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fabrica. Est-ce que vous m’avez emmenée ? Non. C’est moi qui ai couru après vous dans la rue, qui vous ai entraîné chez ma mère et retenu presque de force tant j’avais peur de vous perdre (p. 120).
Elle agit ainsi afin d’ensorceler encore plus son amant. "Le pantin ne se fait vraiment l’esclave de la femme qu’au moment où la femme est parvenue à le faire devenir pantin" (JARRETY, 2001, p.19). Le drame se construit donc en deux actes qui illustrent sa dramaturgie ‘obscure’. Concha se porte vers Mateo ces deux fois, mais par deux fois aussi elle disparaît. Il faut signaler que ces départs énigmatiques ont toujours un rapport avec les aides financières de Mateo. Dans un premier temps, en proposant d’assurer une meilleure qualité de vie à la jeune andalouse, Mateo la fait fuir. Concha fuit une seconde fois lorsque Mateo donne de l’argent à sa mère. L’héroïne ne semble pas vouloir être réduite à l’image de courtisane par son amant, elle n’accepte pas son argent et refuse le rôle de femme soumise: "Je ne veux pas qu’on m’achète comme une poupée au bazar" (p.78). Cependant Concha, à la fin du roman, ne manque pas de demander de l’argent à Mateo qui est déjà complètement soumis : "Voici mon degré de servitude […] Je passe sur les perpétuelles demandes d’argent qui interrompaient sa conversation et auxquelles je cédais toujours" (p.98). Concha s’établit dans la longue tradition de ces femmes destructrices qui mènent leurs relations amoureuses à l’échec, ayant pour cause l’inégalité des conditions.
L’andalouse de La Femme et le Pantin profite du fait que son amant soit plus âgé qu’elle. Les déchirements du vieillissement de son amant se dérobent derrière son jeu cruel. Mateo ayant été "subitement vieilli" par Concha "dans une petite mort symbolique" (JARRETY, 2001, p. 24-25).
Le chapitre IV s’ouvre sur une déclaration de Mateo qui nous révèle son désarroi: " Il y a trois ans, Monsieur, je n’avais pas encore les cheveux gris que vous me voyez. J’avais trente-sept ans ; je m’en croyais vingt-deux ; à aucun instante de ma vie je n’avais senti passer ma jeunesse et personne encore ne m’avait fait comprendre qu’elle s’approchait de sa fin" (p. 55).
Lorsque Concha s’exhibe avec Morenito derrière la grille, une scène cruelle qu’elle décrit plus tard comme une "comédie" (p. 133), elle provoque et blesse Mateo par l’allusion à la jeunesse de ce "petit brun": "Le voilà, mon amant ! Regardes comme il est joli ! Et comme il reste jeune, Mateo! " (p.127).
L’héroïne de Louÿs se caractérisé encore par son côté masochiste. Michel Delon défini le récit de Pierre Louÿs comme " l’analyse d’une perversion" (p.9). Dans une relation d’amour et de haine, Concha s’amuse à faire souffrir sentimentalement Mateo et à se faire souffrir physiquement. C’est quand Mateo la frappe brutalement qu’elle s’exclame : "Oh ! Mateo ! Comme tu m’aimes !" (p. 133). Et c’est aussi en ce moment-là qu’elle lui demande pardon pour touts ses actes cruels : "Pardon, Mateo ! Pardon ! je t’aime aussi…" (p.133).
Dans cette perspective, on perçoit en Concha une femme aux motivations obscures oscillant entre le pur et l’impur. Sa manipulation intéressée et avouée se mélange à un sentiment innocent. Une femme qui reste énigmatique comme la Conchita de Buñuel, cependant à la différence du film Cet obscur objet du désir, le sentiment et le mystère de la virginité de l’héroïne trouvent une explication à la fin du roman. Le spectateur de Cet obscur objet du désir commence à douter de la virginité de l’héroïne dans les dernières scènes du film, cela fait que le pouvoir de l’énonciateur finit par être remis en cause. Le jeu du récit établi par Buñuel confond le spectateur qui se voit empêché de connaître la vérité. On apprend par Mateo que Concha était vraiment vierge dans le roman, son comportement masochiste est pleinement démontré dans les dernières pages, l’héroïne ne cesse pas de provoquer son amant afin qu’il la frappe plusieurs fois. Dans le film, Conchita est battue une seule fois. Cependant, nous constatons que les passages les plus saisissantes, où l’on voit la cruauté et la perversité de l’héroïne ont étés repris par Buñuel dans sa production. La Conchita Buñuelienne semble être aussi subversive que celle de Louÿs. Buñuel respecte les aspects diégétiques du texte littéraire, en soulignant le mystère autour de Conchita. Par certaines transformations à l’aide d’artifices techniques, la question de la virginité de l’héroïne, de sa fidélité, ainsi que l’héroïne elle-même restent jusqu’à la fin obscures.
***
On perçoit dans la sévillane de Louÿs un peu de Carmen, de Charpillon et de Manon à la fois. Toutes ces héroïnes sont connues pour avoir deux visages qui jouent l’un sur l’autre sans jamais parvenir à coïncider. Les héros-narrateurs, passionnés par ces femmes, s’avouent complètement incapables de porter un jugement définitif sur elles. Concha c’est bien "l’héroïne fin-de-siècle" qui présente "ici et là, le même érotisme, tantôt raffiné, tantôt pervers et désenchanté" (JOUANY, 2002, p. 382).
Que Concha reste une femme insaisissable personne ne l’ignore. Cependant il est possible d’approfondir son côté double ou même polymorphe. Prenons en compte les considérations faites par Sylvie Jouanny (2002, p.382) pour décrire l’héroïne de Louÿs. Elle nous propose de voir Concha comme une "femme-actrice". Jouanny explique que la femme-actrice "c’est celle qui apparaît toujours travestie sans que l’on sache toujours de soi" (JOUANY, 2002, p. 383). Le récit de La femme et le pantin ne cesse de faire allusion à une Concha-actrice, qui se montre masquée et secrète, révélant une duplicité de tempérament.
Il s’agit toujours d’une petite mendiante qui danse nue de temps en temps et chante pour récolter quelques pièces. Pourtant, le récit ne cesse d’en faire un personnage de théâtre : l’imaginaire masculin […] transforme le personnage féminin en objet du regard (JOUANY, 2002, p. 384).
Effectivement on peut examiner le personnage du roman dans cette perspective. Don Mateo est témoin de la représentation de Concha. " La passivité qu’il témoigne passe par la sidération d’une vision qui l’attache, et par laquelle Concha en même temps lui échappe dans un spectacle qui l’exclut" (JARRETY, 2001, p. 15).
Le roman commence dans un décor carnavalesque, toute la ville a "changé de costume" (p.31). Cette femme-actrice naît dans cet imaginaire plein de fantaisie et de masques. Concha "y apparaît travestie sans que l’on sache toujours ce qui est réalité et masque" (JOUANNY, 2002, p.383). Concha ne cesse pas de se métamorphoser. On la voit enfant, femme fatale, angélique et prostituée.
Mateo ne réussi jamais à vraiment démasquer Concha, même pas à la fin du roman:
Jamais elle n’avait pris ce ton, si ému et si simple, pour m’adresser la parole. Je crus avoir enfin dégagé son âme véritable du masque ironique et orgueilleux qui m’avait celée trop longtemps et une vie nouvelle s’ouvrit à ma convalescence morale (p.124).
Le roman fait de constantes références à la conception théâtrale. Mateo annonce : "en suivant mon récit, vous allez de scène en scène, savoir qui est Concha Perez" (p. 97). Ces scènes sont souvent marquées par un ton de dramaturgie. Pour Mateo, la manufacture de tabacs est un "spectacle" de femmes que l’on "prendrait pour des actrices en costumes médiantes" (p.67). En espérant avoir Concha dans ses bras pour la première fois, l’héros entre chez elle "comme un amoureux de théâtre" (p. 92). Plus spectateur qu’acteur, Mateo contemple le corps de la jeune andalouse "à travers une moustiquaire blanche comme une apparition de théâtre derrière le rideau de gaze" (p.96). À Cadix, Mateo assiste encore un spectacle de Concha qui danse nue devant des étrangers, à ce moment-là Mateo se souvient :
Hélas ! Mon Dieu ! Jamais je ne l’ai vue si belle ! Il ne s’agissait plus de ses yeux ni de ses doigts : tout son corps était expressif comme un visage, plus qu’un visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur l’épaule comme une chose inutile (p. 113).
Notons encore les scènes derrières les barres de fer. Ce ne serait qu’un "lieu théâtrale", un "lieu emblématique de la faute et par conséquent le lieu littéraire le plus apte à décrire la femme-fatale" (JOUANNY, 2002, p. 384). C’est dans le chapitre XII intitulé Scène derrière une grille fermée que Mateo voit Conchita avec Morenito. Cette scène n’est que "l’ultime affront d’une distance par laquelle elle soumet le regard de l’amant à la loi de son propre désir" (Idem, ibidem).
J’arrive : la grille était fermée […]
Elle approcha de la grille, toujours souriante et sans hâte : « baisez mes mains » me dit-elle. La grille demeurait fermée.
« À présent, baisez le bas de ma jupe, et le bout de mon pied sous la mule […] C’est bien, maintenant, allez-vous en ».
« […] Tu ne veux pas t’en aller ! cria-t-elle. Tu ne veux pas t’en aller ? Eh bien ! tu vas voir ! ».
Et dans un appel de triomphe, elle cria:
« Morenito ! »
Mes deux bras tremblaient si forts, que je secouais les barres de la grille noù s’étaient crispés mes poings (p. 125-127).
Ainsi, le roman de Pierre Louÿs se montre implacablement construit et tient son énigme.
Le personnage littéraire se prête évidemment à un questionnement particulièrement riche : femme, femme-fatale, femme double – être profond au rôle-, femme de théâtre, lieu magique du jeu, de l’illusion et de la lorgnette. La dualité de la femme de spectacle invite nécessairement le regard du spectateur à pénétrer dans les coulisses : dans celles du théâtre- ainsi de la loge-, comme celles du roman- ainsi des mises en abyme (JOUANNY, 2002, p.389).
Toute cette théâtralité que présente le roman présente semble avoir fortement participé au succès des adaptations théâtrales et cinématographiques. Le film de Buñuel est probablement celui qui illustre le mieux le décalage de l’héroïne. Le procédé cinématographique avec l’emploi des deux actrices pour interpréter le même personnage de Conchita, nous montre vraiment l’oscillation de son comportement, son double caractère.
Cette démarche entre l’héroïne bourreau et l’héroïne victime représente un travail difficile et délicat dans le choix de l’actrice. Le cinéaste à beaucoup investi dans cet aspect-là, après plusieurs entretiens avec de nombreuses actrices célèbres sans résultat satisfaisant, surgit alors l’idée de travailler avec deux actrices différentes pour incarner l’héroïne double.
Isabelle Adjani et Maria Schneider ont étés les premières actrices envisagées. Adjani a été d’abord convoquée par le cinéaste qui avait trouvé intéressante son interprétation dans le film de Truffaut L’histoire d’Adèle H. dans lequel elle interprète la fille de Victor Hugo. La rencontre n’a pas eu lieu car Isabelle Adjani était absente. Le cinéaste a interprété cette absence comme un refus. Maria Schneider, à son tour, est choisie après plusieurs tests, elle travaille pendant trois jours avec l’équipe de Cet obscur d’objet du désir. Cependant, la collaboration finit par s’arrêter car l’actrice, selon Buñuel, est incapable d’interpréter le caractère double et énigmatique de l’héroïne. Finalement, avant que le film ne soit pas abandonné, Carole Bouquet et Angela Molina sont repérées et il décide de garder les deux actrices.
Dans Cet obscur objet du désir, Angela Molina et Carole Bouquet interprètent Conchita à partir d’un procédé d’alternance des scènes. L’artifice aurait pu empêcher les spectateurs d’entrer dans la fiction, cependant, selon Buñuel, certains ne s’en sont même pas rendu compte6. Ce fait confirme que l’idée du cinéaste a été une réussite car l’enjeu n’était pas un partage logique, Buñuel ne cherchait pas deux visions distinctes de Conchita. Le cinéaste parvient à unifier la représentation sans effacer la dualité du caractère du personnage.
Soulignons que les voix des deux actrices ont étés doublées par une troisième actrice. L’actrice espagnole, Angela Molina ne maîtrisait pas suffisamment la langue française, c’est une des raisons qui expliquent l’adoption du doublage par Buñuel. Par ce procédé, l’interprétation des actrices appelle un jeu particulier de la part de la personne qui les double. On reconnait la Conchita interprétée par Carole Bouquet à sa voix claire, discrète et grave, qui s’accorde ainsi à son caractère froid et souvent autoritaire. La voix réservée à Angela Molina se caractérise par un ton plus puéril, avec des rires rauques, une élocution moins claire et un langage populaire.
On peut dire que l’artifice de la voix doublée finit par unifier le personnage. Buñuel parvient à assurer la vraisemblance du personnage. C’est pourquoi:
Le spectateur ne s’aperçoit pas tout de suite de la substitution et Mathieu ne s’en aperçoit jamais. Le spectateur, manipulé par le réalisateur, est piégé par sa propre participation au phénomène de projection/identification, tandis que Mathieu, narrateur, s’embrouille avec ses représentations sans y prêter attention. C’est la preuve que le vrai narrateur, c’est-à-dire le cinéaste, reste le seul maître du jeu et le mène à sa guise. (OMS, 1985, p. 184).
La personnalité de l’héroïne jouée par Carole Bouquet et Angela Molina présente un contraste subtil - dû aux artifices employés – qui peut effectivement tromper le spectateur. Néanmoins, lorsque l’on regarde plus attentivement, on peut apercevoir un certain jeu d’apparences dans la représentation du personnage: Carole Bouquet incarne la Conchita virginale pendant que l’héroïne interprétée par Angela Molina se montre impudique. Comme exemple, citons la scène dans la chambre de Mathieu où le comportement de l’héroïne présente des changements remarquables. Molina incarne une Conchita plus enfantine, avec des rires gracieux mais qui se montre en même temps très provocante.
Conchita - Angela Molina - présente un côté bohémien qui diffère fortement avec le côté modéré et raffiné mis en œuvre par Carole Bouquet. Cette dernière apparaît toujours habillée de vêtements élégants de couleur sobre, bien coiffée, pendant qu’Angela Molina incarne l’esprit espagnol bohémien caractérisé par des vêtements plus colorés, c’est seulement elle qui apparaît en danseuse de flamenco. Sa coiffure est plus rebelle et elle porte toujours des grandes boucles d’oreille. Conchita interprétée par Molina est celle qui chante en espagnol, qui apparaît dans le cabaret et qui se fait battre par Mathieu. Nous découvrons également chez Molina, une Conchita qui n’aime pas travailler : je ne peux pas m’y faire aux gens à ce qui se passe, c’est très difficile pour moi, en plus je n’aime pas travailler, je travaille pour aider ma mère qui passe tout le temps à l’église. Autrement, moi, l’unique chose que j’aime c’est la danse. Remarquablement moins subversive, Carole Bouquet représente une Conchita aux bonnes manières qui semble être plus sérieuse que son double dans le travail et d’une manière générale. L’actrice a une allure et une conduite plutôt froide et autoritaire dans son ensemble.
La scène dans la maison de campagne est une des deux seules scènes où les deux actrices apparaissent l’une après l’autre, comme par exemple dans la dernière scène du film. Après avoir promis de se donner à Mathieu, Conchita va passer la nuit à la maison de campagne de ce dernier. C’est Angela Molina qui apparaît en premier. Pour expliquer son refus elle demande d’abord à changer de chambre et ensuite elle dit avoir un malaise. Concha Perez, demande également de changer de chambre dans le roman, cependant l’événement se passe chez l’héroïne, au contraire du film où le couple est chez le personnage masculin à ce moment-là. Buñuel a unit deux moments du livre dans un seul. Le malaise de Conchita comme prétexte à son refus a également été inspiré du livre. Malgré ces refus, on a à ce moment-là, l’image d’une Conchita qui dit "je t’aime" à Mathieu et qui lui pose des questions qui semblent prouver ce sentiment: "Est-ce que tu m’aimeras longtemps ? Et quand je serai vieille, tout à fait vieille, tu m’aimeras encore ? Dis-le-moi, même si n’est pas vrai j’ai besoin que tu me dises et que tu me donne des forces. Après toi je n’aurai pas d’autres, et si tu me quittes je serai comme morte. Tu sais Mateo, je t’ai promis pour ce soir mais je crois que je n‘aurais pas la force".
Il faut signaler que l’héroïne interprétée par Molina porte toujours un air puéril et doux même quand elle se refuse à Mathieu. Lorsqu’ils changent de chambre, Conchita demande à ce dernier d’aller "s’arranger" dans la salle de bain, l’on a alors le changement d’actrices: c’est Molina qui entre à son tour dans la salle de bain et c’est Carole Bouquet qu’y en sort. À ce moment-là, l’héroïne prend un autre ton : celui de la froideur. Conchita ne sourit plus comme avant et refuse de se donner à Mathieu d’une façon plus sèche et directe. Elle permet que son amant lui caresse les seins en demandant : "Je te plais ? Je te plais beaucoup ? ". Et tout de suite après elle lui dit : "Non, tout à l’heure, ça ne me dis rien maintenant c’est tout. Non, pas maintenant ". Quelques instants avant, quand c’était encore Molina qui jouait l’héroïne, elle confirmait avoir promis de se rendre à Mathieu, mais ce que l’on entend dire maintenant à la Conchita interprétée par Bouquet est le contraire : "je ne t’ai rien promis, je ne te dois rien, rien du tout […] je ne t’aimerai pas ce soir Mathieu, ni ce soir, ni demain". Mathieu devient furieux, il essaye de la forcer et elle lui demande d’éteindre la bougie. Dans la chambre sombre, ils se couchent et l’héroïne annonce : "on ne chante pas la victoire trop tôt". Ensuite Mathieu découvre le caleçon, la barrière portée par l’héroïne pour empêcher l’acte sexuel (Cette scène a été reproduite tout à fait comme dans le roman).
La séquence de la nuit chez Mathieu est également importante car le cinéaste semble en profiter pour jouer avec le thème de la religion. Conchita, – Carole Bouquet – après avoir laissé la salle de bain, se regarde dans le miroir reflétant une image virginale : au-dessus de la tête de l’héroïne, habillé d’une chemise de nuit blanche, on voit un crucifix accroché au mur. Lorsque Conchita s’avance vers le miroir elle couvre l’image du crucifix et ouvre sa tenue en dévoilant ses seins. Cette image a un aspect tout à fait symbolique sur le thème de la religion et de la virginité. Cela nous montre une héroïne chaste et céleste qui semble attirer d’avantage la fascination et l’obsession de Mathieu. Cette obsession est l’attraction qu’il sent pour Conchita, matérialisé par la recherche de la relation sexuelle, la conquête de sa virginité, la possession charnelle et peccamineuse.
Renvoyant à nouveau à l’aspect du religieux, citons encore la scène dans l’appartement à Courbevoie, quand la police arrive pour communiquer les ordres d’expulsion à l’héroïne et à sa mère. Pendant que Conchita – Bouquet – fait son lit, on voit encore une fois un crucifix accroché au mur au dessus de sa tête. L’héroïne, habillé d’un vêtement de nuit, semble être gênée par la présence des hommes, on remarque qu’elle fait tout le temps attention de se couvrir renforçant ainsi l’image d’une femme pure, une madone.
Carole Bouquet, la Sainte, Angela Molina, le Diable. C’est l’ambivalence du désir et la complexité de la femme fatale difficile à identifier. Carole Bouquet représente une héroïne qui reste plutôt sérieuse et froide. C’est elle qui déclare à Mathieu le lendemain de la scène de la grille: "J’étais venue voir comment tu étais mort".
Le film arrivant à sa fin, le système d’alternance s’accélère et accentue l’indécision du spectateur. Dans le montage de deux plans, lors de la dernière scène, l’actrice change mais garde le même vêtement, et la même expression sur le visage. Lorsque le couple regarde l’image de la femme en train de coudre le linge taché de sang c’est Carole Bouquet qui représente l’héroïne. Celle-ci s’éloigne de Mathieu avec l’air mécontent, aussitôt il la suit. Le plan change et on voit alors une Angela Molina très énervée. L’image explose, c’est la fin du film sur Conchita (Molina) et Mathieu.
Le film s’achève en soulignant de plus en plus le paradigme de l’interprétation de Conchita. Malgré les nuances comportementales de chaque actrice, un brouillage se produit de manière progressive. Le phénomène de la superposition des deux visages collabore directement à l’unification des deux actrices et à la vraisemblance du personnage.
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Nous constatons que Pierre Louÿs et Luis Buñuel ont révélé, chacun en leur temps, un travail caractérisé par une liberté artistique exemplaire qui leur a permit d’aborder des sujets sensibles et polémiques motivés par leurs fantasmes et leurs obsessions personnelles. La hantise du sexe féminin est perçue chez les deux artistes d’une façon très similaire. Le thème de la féminité a fait surgir chez Louÿs et chez Buñuel de beaux paradoxes. Nous voyons donc une certaine cohérence qui explique l’intention d’adaptation du cinéaste. L’histoire de Concha Perez, femme double et énigmatique, qui attire le désir de l’homme et qui le détruit par la frustration, inspire Buñuel qui l’a transcrit à l’écran.
Nous considérons le film Cet obscur objet du désir comme une adaptation libre du roman La femme et le pantin. Nous comprenons que Buñuel, condensant et épurant l’œuvre littéraire adaptée, propose une nouvelle lecture du roman dans un travail intertextuel. L’œuvre romanesque est reconnue comme source et n’est pas abandonnée par l’œuvre filmique, la ressemblance diégétique est entretenue. Cependant, l’adaptation se construit à partir d’un travail de lecture personnelle du roman par le cinéaste, ce qui explique les extrapolations. Il faut souligner qu’un nouveau texte homogène se crée. De par ses ajouts, compléments et suppressions, le cinéaste parvient à réaliser une œuvre autre même si nous pouvons percevoir l’omniprésence du roman de Pierre Louÿs dans le film. En le retranscrivant partiellement, l’esprit de l’œuvre-source n’est pas effacé par Buñuel, tout particulièrement en ce qui concerne l’image de l’héroïne-femme fatale.
Buñuel respecte les traits principaux du personnage féminin du roman, nous reconnaissons dans la Conchita buñuelienne le personnage féminin crée par Louÿs. Le caractère complexe et énigmatique de l’héroïne est renforcé par le cinéaste qui parvient, à travers des procédés cinématographiques – comme celui des flashbacks ou encore celui de faire jouer deux actrices – à remettre en question la compréhension du spectateur qui, à sont tour se permet d’y apporter librement son jugement. Les changements subtils de sens étudies précédemment, nous attire vers un univers inquiétant en troublant et empêchant que l’on ait une interprétation définitive de l’héroïne.

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1 Mestranda em Letras, Literaturas Comparadas pela Universidade Paris-Sorbonne IV. E-mail: lf.assuncao@hotmail.com
2 Les citations du roman seront prises de l’édition présentée par Michel Delon. Paris : Gallimard, (coll. «Folio »), 1990.
3 Mateo explique à André au début du chapitre IV : « On vous avait dit que j’étais coureur : c’est faux. Je respectais trop l’amour pour fréquenter les arrière-boutiques, et je n’ai presque jamais possédé une femme que je n’eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-là, vous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encore, en en faisant de mémoire le compte facile, je songeais que je n’avais jamais eu de maîtresse blonde. J’aurais toujours ignorés ces pâles objets du désir » (LOUYS, 1990, p.55.).
4 Nous utilisons la définition de récit proposée par Gérard Genette : « Je propose de nommer récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même ». (GENETTE, 1972, p. 72).
5 Il est intéressant de signaler que le surnom de l’héroïne de Louÿs, Concha, n’a pas été choisi par hasard. Concha s’appelle Conception, ce nom provient du latin et évoque le mystère religieux. De plus, le mot "concha" rappelle la revue lancée par Louÿs en 1891, "La Conque", dont le titre fait allusion à la coquille d’où naît Vénus et aussi au sexe féminin.
6 "Le fantôme de la liberté, tourné en 1974 […], je songeais à me retirer définitivement. Il fallut toute l’obstination de mes amis, et principalement de Silberman pour me remettre au travail. Je revins à un projet ancien, l’adaptation de La femme et le pantin de Pierre Louÿs, et le tournai finalement en 1977 avec Fernando Rey et deux comédiennes pour le même rôle, Angela Molina et Carole bouquet. Un grand nombre de spectateurs d’ailleurs pas remarqué qu’elles sont deux". (BUÑUEL, 1986, p. 308).
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